Sous les ors du Grand Cinquième (article)
Sous les ors du Grand Cinquième (article)
Le Tibet exposé à Paris autour de l'autobiographie secrète du Ve dalaï-lama
C'est à une cérémonie secrète exceptionnelle que
sont invités les visiteurs du musée Guimet. Dans les salles du
sous-sol, plongées dans une pénombre feutrée, brillent
les ors de statues illuminées d'un sourire énigmatique. Sur les
murs se déchaîne une sarabande d'icônes terrifiantes, peuplées
de créatures monstrueuses surgies de brasiers et de charniers, tandis
que bourdonne la mélopée, répétitive et apaisante,
de chants liturgiques. Cet univers fascine au sens de l'origine latine du mot
: fascinum
, l'enchantement. Il évoque l'expérience de
celui qui pénètre au Jokhang, le grand temple au centre de Lhassa,
ou dans un des grands sanctuaires du bouddhisme tantrique. Ce monde reste, selon
la formule utilisée par Jacques Bacot il y a un siècle, interdit
aux étrangers, isolé du monde et voisin du ciel
.
Nathalie Bazin a monté cette très belle exposition comme un de
ces mandalas (diagrammes sacrés) qui font partie des rituels
tibétains. Le centre en est occupé par un texte, mythique dans
toute la haute Asie, des vallées himalayennes aux steppes mongoles : l'Autobiographie secrète et scellée de Ngawang Lozang
Gyatso, Ve dalaï-lama, alias le Grand Cinquième
, qui fut manuscrite
à Lhassa du vivant du pontife, entre 1673 et 1681. On n'en connaît
que quatre ou cinq exemplaires de par le monde. Dont ce Manuscrit d'or,
arrivé au Guimet dans la donation faite en 1990 par le grand collectionneur
Lionel Fournier. Calligraphié à l'or et argent sur 184 feuillets
noircis au charbon de bois, enluminé de 67 dessins d'un raffinement extrême,
il est ici exposé pour la première fois. Ces Visions secrètes irradient et donnent sens aux 180 oeuvres qui l'entourent. Ce sont des statues
et tangkhas (peintures sur rouleau) représentant les divinités,
le plus souvent terribles, du panthéon lamaïque, ou les personnages
légendaires de l'histoire tibétaine. Mais aussi une collection
d'objets rituels, baroques et étranges, qu'on pourrait prendre pour des
instruments de torture : coupes et tambours sabliers taillés dans des
crânes humains, flûtes tibias, trompes en os… Sans oublier ce
mobilier décoré de scènes de dépeçages, éviscérations,
décapitations, mutilations, lacérations, énucléations
et autres moyens de déchiqueter le corps humain.
Scénographies
Ces Visions secrètes sont en réalité des scénographies minutieuses. Le dalaï-lama y décrit les illuminations qui, de l'âge de six ans à sa mort, lui auraient permis de dialoguer avec les personnages divinisés dont il devait, lui-même, être la réincarnation : Avalokitesvara, le bodhisattva de la Compassion, Padmasambhava, le grand sage indien qui diffusa le tantrisme au Tibet et en Chine, et Songtsen Gampo, le souverain fondateur de l'empire tibétain au VIIe siècle. Ces scénographies définissent dans les moindres détails 25 rituels ésotériques, en fixent la chorégraphie spirituelle, le texte, le décor et les motifs visuels, les instruments à utiliser et leur disposition exacte, sans oublier les offrandes qui doivent accompagner la cérémonie d'invocation des divinités. Mais l'objectif véritable de ces mises en scène était, autant sinon plus qu'une quête spirituelle, la légitimation d'un pouvoir temporel basé sur le contrôle des accès à l'au-delà.
Par-delà la mort
Réservées à une poignée d'initiés, ces Visions
devaient rester secrètes
parce qu'elles avaient une fonction éminemment
politique : les oracles obtenus par l'identification aux divinités légitimaient
les décisions du gouvernement lamaïque. Le Grand Cinquième
fut le véritable fondateur du Tibet tel que nous le connaissons aujourd'hui,
une théocratie dont la pierre de voûte est l'institution du dalaï-lama,
détenteur du pouvoir religieux et chef politique. Né en 1617 dans
une famille aristocratique, le Ve dalaï-lama fut d'abord le simple chef
de l'école gelugpa du bouddhisme tibétain, en lutte contre
une multitude d'écoles rivales et les appétits des nobles. Mais
il parvint à établir son pouvoir sur l'ensemble du Tibet en 1642,
grâce aux armées mongoles de Gushri Khan. Il le conserva jusqu'à
sa mort en 1682, et par-delà la mort, puisque celle-ci fut gardée
secrète par son entourage jusqu'en 1697. C'est lui qui fit de Lhassa
la capitale du Pays des neiges et assura l'indépendance du tibet par
un jeu diplomatique complexe entre l'empire mandchou et les khans mongols.
Ces Visions secrètes sont donc un manuel du pouvoir théocratique. On peut voir sur une des illustrations du Manuscrit d'or, les représentations de yourtes mongoles et de pagodes chinoises : il s'agit-là d'un rituel d'invocation des divinités protectrices contre les envahisseurs étrangers. Si on imagine avoir affaire à des fariboles et antiquités révolues, il suffit, pour se convaincre du contraire, d'avoir suivi le voyage qu'a effectué récemment à Oulan Bator, le XIVe dalaï-lama. Ses enseignements en terre mongole ont provoqué une réaction furieuse de Pékin, qui a fermé ses frontières avec la Mongolie, des murmures désapprobateurs des Russes et un silence gêné des autorités (néocommunistes) mongoles, embarrassées par la ferveur populaire qui a accompagné le séjour.
Dakini rouge
Mais faut-il, pour entrer
dans l'exposition, s'informer des querelles dogmatiques
entre les multiples variantes du lamaïsme ? Est-il indispensable de réviser
l'histoire géopolitique des rapports entre le Tibet et ses voisins, depuis
que Benjamin de Tudele en fit la première mention, au XIIe siècle
? La réponse est heureusement négative quand il suffit d'admirer
la grâce d'une dakini rouge, ou la sombre flamboyance d'une peinture
sur fond noir de Yama, le seigneur de la Mort. On peut aussi aborder ces déflagrations
de formes et de couleurs vives, ces répétitions hypnotiques de
chants et de motifs, ces hallucinations grotesques et macabres, ces métamorphoses
et les copulations infernales comme une forme d'art total, dont on retrouve
un écho dans l'art contemporain occidental. Serait-il sacrilège
de passer des Visions secrètes de Ngawang Lozang Gyatso à
Guimet, aux obsessions du Cremaster de Matthew Barney au MAM de la
ville de Paris ? Et de trouver que la proximité entre ces deux expositions
où sont à l'œuvre le sexe, la mort, le mythe n'est pas seulement
géographique ?