Une fascination très française pour le Tibet
Une fascination très française pour le Tibet
Frédéric Lenoir, sociologue des religions, explique l'engouement pour le bouddhisme.
Frédéric Lenoir est philosophe et sociologue des religions, spécialiste du bouddhisme, auteur de la Rencontre du bouddhisme et de l'Occident (Albin Michel, 2001), et publie cette semaine les Métamorphoses de Dieu (Plon). A l'occasion de la visite du Dalaï-Lama en France, il analyse les raisons de la fascination qu'exerce cette religion sur les Occidentaux.
Pourquoi le bouddhisme fascine-t-il?
Aujourd'hui, les religions font peur. Le bouddhisme attire parce qu'il est
perçu comme non-violent, porteur d'une sagesse humaniste. L'inverse d'une
religion fanatique. Le contraire du oeil pour oeil, dent pour dent
. Le Dalaï-Lama
est aussi perçu par certains comme l'anti-Jean Paul II. Ces deux hommes
sont sans doute les deux personnalités religieuses les plus connues de
la planète. Mais Jean Paul II apparaît comme le représentant
d'une religion dogmatique et normative. Le Dalaï-Lama a une pensée
beaucoup plus souple. Sur une question comme l'avortement, il va dire que le
bouddhisme y est opposé car c'est un acte négatif, mais qu'en
même temps, cela peut être un moindre mal. Il va toujours prendre
en compte l'intention du sujet et le contexte. Le Bouddha a dit : Si votre
expérience est en désaccord avec mon message, préférez
votre expérience.
Mais cette fascination se traduit-elle en chiffres ? En 2000, l'Insee
évaluait en France le nombre de fidèles du Dalaï-Lama à
10 000-12 000, sur 200 000 à 500 000 bouddhistes (1).
Il y a indéniablement une très forte croissance du nombre de
gens qui se sentent proches du bouddhisme tibétain et zen. En 1994, à
la question de quelle religion vous sentez-vous le plus proche ?
, 2 millions de Français répondaient le bouddhisme. En 1999, ils
étaient 5 millions. Mais cette catégorie des sympathisants est
floue. Elle va de l'individu qui va faire un stage de méditation d'une
semaine à celui qui va acheter un livre, en passant par celui qui va
s'intéresser ponctuellement au bouddhisme, à l'occasion de la
visite du Dalaï-Lama. Concernant les pratiquants, en revanche, la tendance
est plutôt stable : quelques dizaines de milliers. Dans les années
70-80, le bouddhisme tibétain a connu un essor important lié à
la présence en France de lamas au charisme très fort. Après,
il y a eu une baisse. Aujourd'hui, la pratique est fluctuante. Elle est toujours
liée au charisme des maîtres zen ou tibétains vivant en
France.
Pourquoi, en France, le bouddhisme tibétain jouit-il d'une cote
particulière ?
Par rapport aux autres formes de bouddhisme, il met particulièrement l'accent sur la compassion. En ce sens, il ressemble au christianisme, qui met lui aussi l'amour et la compassion au coeur de son message. De ce fait, il trouve un écho dans une société chrétienne comme la France. En même temps, il y a une fascination très française pour le Tibet. Regardez le succès d'écrivains comme Alexandra David-Neel. Le Tibet, c'est le Toit du monde, une terre de légende, mystique, où on s'imagine que les lamas sont dotés de pouvoirs magiques. Dans Tintin au Tibet, il y a un lama qui lévite. Cet imaginaire n'a pas disparu. Enfin, cette sympathie pour le peuple tibétain s'explique par l'Histoire, le fait que cette terre très spirituelle a été écrasée par le rouleau compresseur chinois. Le matérialisme a broyé le sacré.
On est dans le fantasme, pas dans la réalité du bouddhisme…
En Occident, les sympathisants idéalisent le bouddhisme. Chez beaucoup de gens, il y a un malentendu. Ils viennent au bouddhisme pour s'accomplir. Ils en attendent une sorte de développement personnel. Ils n'ont pas compris que le message fondamental du Bouddha, c'est l'abolition du moi, de l'ego. Le bouddhisme, c'est le détachement, le renoncement. Une ascèse.
Le bouddhisme est-il une religion, une philosophie, une démarche
spirituelle, un art de vivre ?
Par rapport aux religions du livre, le bouddhisme ne se présente pas
comme une révélation, mais comme l'expérience d'un homme,
le Bouddha (l'Eveillé
), qui a vaincu l'ignorance. En ce sens, c'est
une expérience, un chemin. En même temps, le bouddhisme est une
religion puisque sa finalité est le salut. L'homme sort du cycle des
réincarnations pour atteindre le nirvana. Mais le Bouddha ne définit
pas le nirvana, il parle d'un état d'éveil.
C'est aussi une religion qui séduit les "people"…
Le bouddhisme est évidemment une spiritualité un peu branchée. Mais pas seulement. Parmi les pratiquants, vous trouvez pas mal de gens qui travaillent dans les milieux médicaux. Ainsi que des personnes issues de professions intermédiaires et supérieures. Pour devenir bouddhiste, il faut avoir le temps d'aller dans un centre, et être capable de suivre des enseignements pas toujours faciles à comprendre et encore moins à mettre en pratique…
(1) La religion en France des années 60 à nos jours, Yves Lambert, Liens sociaux, septembre 2002.