Le long et pacifique combat du Dalaï-Lama
Le long et pacifique combat du Dalaï-Lama
Le leader tibétain, mardi, à Dharmsala.
Avec son sourire malicieux, il fait trembler la Chine et mobilise à
lui seul sa redoutable machine de propagande, à cinq mois des Jeux olympiques
de Pékin. Mais il n'est pas facile d'être un dieu vivant
au XXIe
siècle. Mardi, il a dû menacer de démissionner, pour tenter
de stopper net les émeutes sur le Toit du monde.
On l'avait oublié, mais Tenzin Gyatso, 72 ans, 14e Dalaï-Lama et Prix Nobel de la paix, est un fin diplomate : il est temps aujourd'hui pour lui de pousser la Chine à négocier, en reprenant la main sur son petit peuple qui, désespéré, se voit croqué vivant par le dragon chinois.
Dans la vie des cinq millions de Tibétains éparpillés sur les 1,2 million de kilomètres carrés de l'immense Toit du monde, la religion inspire l'univers : 98 % des gestes du quotidien sont commandés par des rituels. Les lamas des monastères vivent de l'accomplissement de ces actes sacrés et des aumônes distribuées par les paysans aux monastères, à tous les instants rythmant leurs existences. Au Tibet, on ne paie pas l'impôt à la Chine. On l'offre au Bouddha. Dans cet univers théocratique, le Dalaï-Lama est la seule autorité, l'autorité morale suprême.
Sa menace de démission brandie hier ressemble donc à une bombe
atomique : sans lui, le Tibet serait décapité. En déclarant,
hier, ne commettez pas de violence, c'est mal. La violence est contraire à
la nature humaine
, il sommait ses concitoyens de se calmer immédiatement.
Le Dalaï-Lama veut démontrer qu'il est le seul chef des Tibétains.
C'est le moment. Car, en prônant depuis les années 1970, la voie
du milieu
vis-à-vis de la Chine, c'est-à-dire les vertus de la
négociation, le chef spirituel du Toit du monde a perdu de son influence.
Le voici apparemment débordé, contesté par les jeunes,
impatients d'en découdre, lassés d'attendre ne serait-ce qu'un
geste de la part de Pékin. La politique trop molle du Dalaï-Lama
n'a abouti à rien, affirment-ils. Enragés, ils le sont, et cela
se voit dans les scènes de pillage aperçues à la télévision.
Les émeutes de Lhassa et du plateau tibétain sont celles du désespoir.
Les autorités chinoises, à force d'ignorer les innombrables ouvertures
du chef temporel et religieux de la communauté tibétaine, ont
poussé les cinq millions d'habitants du Royaume des neiges
à
bout.
Divisés, menacés, les Tibétains n'ont plus aujourd'hui qu'un seul symbole : leur 14e Dalaï-Lama. Fort intelligemment, cet homme à la carrure d'athlète, qui porte un regard rieur et plein de compassion sur le monde, et particulièrement sur la Chine, a réussi à transformer la défense d'une société médiévale en cause planétaire.
L'histoire commence dans une étable, à l'aube du 6 juillet 1935,
à Taktser, un village miséreux aux maisons en torchis, dans le
nord-est du plateau du Tibet, désormais inclus à la province chinoise
du Qinghai. Le Dalaï-Lama est le chef du Tibet depuis le XIVe siècle.
Chacun des dieux vivants étant la réincarnation de son prédécesseur
donc toujours le même, le quatorzième de cette dynastie a été
identifié à l'âge de deux ans. Trois délégations
étaient parties à sa recherche depuis Lhassa, dépositaires
d'un ensemble de signes laissés par le dernier Dalaï-Lama avant
qu'il ne quitte son corps. Lorsque des lamas du monastère de Sera présentèrent
ces objets au petit garçon, celui-ci les reconnut immédiatement.
Aucun doute : l'enfant était la réincarnation du 13e Dalaï-Lama.
Quatre ans plus tard, coiffé d'un bonnet jaune, porté par des
hommes habillés de rouge et assis dans un palanquin doré, il était
intronisé Souverain du royaume des neiges
, Océan de sagesse
,
bref chef de l'église lamaïque du Tibet. Il pénétrait
pour la première fois dans cet immense temple glacé, aujourd'hui
transformé en musée par les Chinois, qu'est le Potala. Théoriquement,
pour ne jamais en sortir.
Son existence, complètement tournée vers le monde extérieur,
sera extraordinaire. Immédiatement, dans son palais-prison, il montrera
cette espièglerie qui le caractérisera toujours il rit curieusement,
sans bouger ses épaules, c'est très contagieux. Il adore courir
sur les toits du Potala, après avoir semé son tuteur. Il se précipite
sur les films de Tarzan et de Mickey. Grâce à son télescope,
il observe les délinquants enfermés dans la prison centrale qui,
dit-il, deviendront ses amis : Ils savaient que je les observais, et même
s'ils ne me voyaient pas, ils se prosternaient à terre
. À 17
ans, il les amnistiera tous, en réalisant un peu tard qu'il perd ainsi
des compagnons. Levé chaque matin à 3 h30, il apprend à
méditer sur la vacuité des choses.
En 1950, lorsque les Chinois envahissent son pays en proclamant que les Tibétains le réclament de la mère patrie
, le Dalaï-Lama est un adolescent
de 15 ans. Tout juste assez mature pour réaliser l'étendue de
mon ignorance
, écrit-il dans son autobiographie. Plusieurs mois passés
à Pékin en 1954, en compagnie du panchen-lama (le second lama
dans la hiérarchie tibétaine) lui permettront de rencontrer Mao
Zedong. Dans cette Chine qui renaît, il n'y a cependant plus de place
pour les dieux rois. Les Tibétains ne veulent pas abandonner leurs croyances
; ils sont hermétiques au matérialisme socialiste. C'est un choc
entre deux mondes. Les militaires chinois les persécutent atrocement.
Plus de 1,2 million d'entre eux seront crucifiés, décapités,
traînés jusqu'à la mort par des chevaux au galop, brûlés
vifs, jetés dans l'eau glacée, pieds et poings liés, pendus,
disséqués et démembrés vivants
, affirme le Dalaï-Lama.
En 1959, lorsqu'on lui ordonne d'aller vivre dans un camp militaire, il s'enfuit,
dix jours de marche dans l'Himalaya. C'est finalement l'exil en Inde, où
Zhu Enlai viendra tenter de le convaincre de revenir en Chine. En vain. Pour
Pékin, Sa Sainteté
, alias devient
le diviseurle séparatiste
.
Depuis hier, les Chinois ajoutent : Le terroriste
. En 1959, une autre vie
commence pour lui à Dharamsala, dans une petite ville himalayenne indienne,
au nord de Delhi. Il y fonde un gouvernement tibétain en exil, et un
Parlement en 1960. En 2001, sa Constitution est amendée, un premier
ministre est élu par les 140 000 exilés, le Dalaï-Lama affirme
être redevenu un simple moine.
C'est ce simple moine qui tente, avec son frère et à partir
de 2002, de négocier une "large autonomie culturelle" avec la Chine.
Six rounds de négociation pour rien : la frustration des Tibétains
monte d'un cran. Le Dalaï-Lama sent depuis longtemps monter cette colère.
Le 10 mars, à l'occasion du 49e anniversaire de son exil en Inde, il
s'exclame : Depuis la reprise de contacts directs en 2002 (entre le gouvernement
en exil tibétain et le gouvernement chinois, NDLR), aucun changement
positif ne s'est produit au Tibet. Les autorités chinoises continuent
d'agir d'une manière que l'on peut qualifier de comportement inhumain…
La langue, les coutumes, les traditions du Tibet sont en train de disparaître
.
De fait, les jeunes Tibétains en âge d'être scolarisés
sont envoyés dans des écoles et des universités en Chine.
Nommés ensuite fonctionnaires à Lhassa, ils y reviennent agnostiques,
acculturés : Je ne comprends plus ce que me dit mon fils, nous ne parlons
plus la même langue
, nous disait, il y a quelques années, un
notable tibétain à Lhassa.
L'autre instrument de la disparition culturelle du Tibet est l'émigration massive de millions de Chinois sur le Toit du monde. À Lhassa, une immense ville chinoise a poussé à côté de la vieille cité tibétaine. La construction d'une voie de chemin de fer entre la Chine et Lhassa ne fait qu'accélérer cette colonisation.
En 1989, l'année où il recevait son prix Nobel pour son engagement
en faveur de la paix, le Dalaï-Lama demandait pour la première fois,
publiquement, l'aide du peuple juif : Confiez-moi votre secret : le secret
de la résistance spirituelle juive à l'exil
, implorait-il à
New York. Appel entendu : de nombreux rabbins se sont rendus à Dharamsala
pour conseiller le chef bouddhiste. Hollywood, en produisant nombre de films
qui ont célébré la justesse du combat du gentil petit
Tibet contre le méchant Goliath chinois, a amplifié la popularité
de la cause du dieu-roi. Ainsi le 14e Dalaï-Lama a-t-il appris à
vivre en son siècle. Il sait la force de l'opinion publique, et des symboles
modernes de la fraternité, comme les Jeux olympiques. La flamme de l'espoir
brille toujours dans son regard.